Agapè

Agapè taillé dans la pierre

L’Amour, un mot qui suscite de belles vibrations, mais qui dans la langue française (paradoxalement, alors qu’on dit que c’est une belle langue) embrasse tellement de concepts différents, qu’il en perd de sa superbe.
En faisant le tour du net, j’ai remarqué que les grecs anciens avaient beaucoup plus de nuances que nous pour décrire ce sentiment. Voyez par vous-même :

Porneia (πορνεία) : Amour dévorant. Il qualifie l’amour naturel du nourrisson, dépendant, passif. Pour les adultes, l’image est la même. La passion dévorante, pulsionnelle. On est dépendant de l’autre, on attend qu’il nous nourrisse.

Pathos (πάθος) : Souffrance, passion. L’amour est passionné, possessif. « Je veux tout de toi tout de suite. » Il s’agit d’une demande inquiète et obsessionnelle, car très vite on « en veut » à l’autre. Les reproches remplacent les mots d’amour.

Narcissisme (νάρκισσος) : Amour de soi-même, complaisance vicieuse pour soi-même. Désigne l'estime de soi qui s'équilibre dans celle d'autrui, qu'une confiance en soi excessive, confinant à l'égocentrisme, c'est-à-dire non compensée par une considération d'autrui désintéressée.

Pothos (Πόθος) : Amour-besoin. La passion s’exprime à travers la possessivité, l’obsession.

Mania (μένος) : Amour obsessionnel. Un désir de garder le partenaire en haute estime et de vouloir aimer et être aimé de cette façon, amour fusionnel, exigeant, jaloux. Ce genre d'amour tend à conduire un partenaire à une sorte de folie et d'obsession.

Éros (ἔρως) : Amour sensuel, lié au désir, concupiscence, plaisir corporel.

Ludus (origine latine) : Amour ludique (joueur,coquin), affection entre jeunes amants. Sentiment que nous ressentons lorsque nous passons par les premières étapes de l’amour avec quelqu’un, par exemple le cœur qui bat la chamade, le flirt, les taquineries et les sentiments d’euphorie.

Philia (φιλία) : Amour affectueux, amitié, amour bienveillant, plaisir de la compagnie. Amour sans attirance physique. Sentiment associé à des valeurs, des centres d’intérêts et des objectifs communs.

Storgê (στοργή) : Amour familial, affection familiale, amour maternel. C'est l'empathie commune ou naturelle ressentie par les parents pour la progéniture mais aussi des enfants vis à vis de leurs parents. Mot utilisé pour décrire des relations au sein de la famille.

Harmonia (Ἁρμονία) : Relation où les partenaires se sentent bien ensemble, vibrent sur la même fréquence. Ils ont le sentiment d’avoir trouvé en l’autre son parfait alter-ego, sa flamme jumelle.

Xenia (ξενία) : Hospitalité, la générosité et la courtoisie montrées à ceux qui sont loin de chez eux.

Philautia (φιλαυτία) : Amour-propre sous sa forme la plus saine. Cette forme d’amour de soi n’est pas la vanité malsaine et l’obsession de soi qui se concentre sur la gloire, le gain et la fortune personnels comme c’est le cas avec le narcissisme. Elle partage la philosophie bouddhiste de la “compassion de soi” qui est la profonde compréhension qu’une fois que vous avez la force de vous aimer et de vous sentir à l’aise dans votre propre peau, vous serez capable de donner l’amour aux autres.

Eunoïa (εὔνοια) : Amour-bonté, comme peut l’avoir un maître pour ses disciples. Amour bienveillant. Mais sans condescendance. Amour où l’on aime prendre soin de l’autre, d’être là pour l’autre, pour l’aider à se réaliser pleinement.

Pragma (πρᾶγμα) : Amour durable. Amour dénué de passion, arrivé à une certaine maturité. Amour paisible, pacifié reliant deux personnes ayant fait un long chemin ensemble.

Charis (Χάρις) : Amour-célébration. C’est l’état de grâce, le bonheur d’être pleinement ensemble. Aimer sans condition, sans raison, sans explication : je t’aime parce que je t’aime.

Agapè (ἀγάπη) : Amour spirituel. C’est un amour inconditionnel, désintéressé, plus grand que nous-mêmes, une compassion sans limites, une empathie infinie. C’est la forme la plus pure de l’amour qui est libre de désirs et d’attentes, de réciprocité, et qui aime indépendamment des défauts et des faiblesses des autres. C’est l’amour du prochain, quel qu’il soit.

Et à bien y réfléchir, on peut encore trouver d’autres définitions (qui existent peut-être en grec mais que je n’ai pas trouvées). Telles que :
Paternalisme : L’amour de celui qui sait pour celui qui ignore, en ayant la volonté d’agir pour son bien.
Amour-manipulateur : Amour utilisé par un partenaire pour jouer avec l’autre afin de le perturber, l’humilier, le détruire.
Charité : Acte de bonté, de générosité fait envers autrui.
Et peut-être en avez-vous d’autres ?
J'aime ce qui est beau...
J'aime le chocolat...

Pourquoi tant de définitions ? Parce qu’elles débouchent sur une vraie question, que je me pose depuis des décennies et pour laquelle il devient de plus en plus urgent d’y trouver une réponse : Comment puis-je rayonner Agapè dans ce monde si chaotique et obscur ? Car je ressens ces derniers mois de plus en plus d’intolérances exprimées par de plus en plus de personnes, ce qui génère un vilain égrégore. Il y a une pression qui s’accentue vers plus de peur, de remplis sur soi-même, de recherche de boucs émissaires, de violences. Dans ce monde si sombre, comment exprimer son amour ?

Voici les quelques maigres pistes qui me viennent à l’esprit (Que je vais probablement amender au fur et à mesure que des idées me viennent) :

- Pas d’Agapè sans Philautia, ça c’est une première base et elle me semble être évidente. Philautia, c’est déjà tout un programme car cela demande de répondre à la question «Qui suis-je ?» et de travailler à pacifier des parties sombres de soi-même, de s’accepter tel que l’on est avec ses qualités et ses défauts, ses imperfections. Avant de s’aimer soi-même, il faut commencer par arrêter de se détester. Un texte inspirant trouvé sur le net en parle brillamment :
«Nous ne donnons vraiment à autrui que ce dont nous débordons. Tout le reste, on se l’emprunte à soi-même.
L’addition arrive vite, et souvent salée, quand nous avons « trop donné », car nous avons emprunté à notre propre personne ce que nous ne possédions pas en abondance.
Puis, une révision de nos priorités commence à faire sens : « Maintenant je m’occupe de moi », revient en fait à se mettre au centre de ses préoccupations.
Puisque notre culture a diabolisé un sain-égoïsme consistant à faire de Soi le réceptacle premier de notre bienveillance, nous offrons au monde un Soi anémié, boitant, en manque d’amour.
Je crois que l'amour de Soi-même guérit de tout, et, que rien d'autre ne guérit vraiment la dépendance affective.
Tout au plus, la collection et l'accumulation compulsive de sentiments et d'égards externes remplissent un puits sans fond, ce vide immense dont parlent ceux qui se détestent.
Ceux-là qui, comme solution de survie ont développé un système de défense complexe tout autour de leur tonneau des danaïdes, oscillant entre la fuite compulsive (du sens, ou de la profondeur) et la dépendance affective.
Nous ne donnons vraiment à autrui que ce dont nous débordons, tout le reste, on se l’emprunte à « soi-m’aime ».
»

- Dans tout ouragan, il y a un œil où le calme règne. Voici un autre texte dont j’ignore l’origine qui décrit cela :
«Je vois la réalité humaine sur Terre comme un grand vortex de mouvement et de bruit, bruyant, chaotique et puissant. Imaginez-le comme un énorme ouragan. Je suis assise au milieu de celui-ci, dans l’œil de la tempête. Là où je suis, assise dans l’immobilité et la sécurité, je peux voir la violente tempête qui fait rage autour de moi. Je vois des voitures, des gens qui crient en passant, des arbres, des rochers et des animaux qui tournent dans l’air autour de moi. Tout cela est si proche de moi que si je tends le bras, je serai arrachée de mon espace et entraînée dans cette existence aveugle et douloureuse. Et les moments où je l’ai fait ont été très désagréables. Alors que je suis assise dans ce centre, dans cette paix et cet émerveillement, je vois parfois une personne passer en criant, elle me voit et se tait, et elle se rend compte qu’elle peut elle aussi entrer dans cette espace de paix. Elle sort de la tempête et respire profondément sa propre paix et sa joie.
À un moment donné, on m’a demandé de devenir très visible afin que davantage de personnes puissent me voir et se rendre compte qu’elles aussi peuvent entrer dans la paix et la beauté en dehors des vents violents et des débris… et c’est ce que j’ai fait.
À mesure que de plus en plus de gens sortaient de la tempête, l’espace de paix et de beauté s’étendait et grandissait, et soudain des conversations et des créations étonnantes étaient possibles dans cet espace paisible. L’ouragan s’est éloigné de plus en plus. Certaines personnes, au bord même de l’ouragan, étaient parfois ramenées à l’extérieur et se perdaient. Par contre, la plupart finissent par revenir et rétablir leur paix intérieure et extérieure.
À un moment donné, il est devenu évident que les terres où nous habitions en dehors de l’ouragan étaient là depuis le début. C’était l’état d’existence normal pour tous les humains à travers le temps et l’espace. L’ouragan était temporaire et créé artificiellement par les gens qui s’y trouvaient.
Ceci est ma façon d’exprimer comment la vie est pour moi et j’espère que vous resterez vous-même en dehors de la tempête qui fait rage.
»
Comment atteindre cet œil ? D’abord se rendre compte qu’il se trouve en nous et nulle part ailleurs. Et que la pratique régulière de méditations est un moyen intéressant pour y parvenir.

- Ne pas être hypnotisé par l’obscurité. Je rencontre beaucoup de personnes qui s’indignent de situations, comportements, futurs... très sombres et désirent engager leurs énergies à les combattre. Selon moi, combattre l’ombre l’assombri, tu la propages. Si tu veux faire disparaître l’ombre, rayonne la lumière. Pour t’en convaincre : imagine une maison dans laquelle il y a deux pièces séparées par un mur dans lequel il n’y a qu’une porte. La première pièce est orientée au sud par une belle journée ensoleillée, pleine de fenêtres ouvertes, il y fait lumineux. L’autre pièce est dans le noir, aucune source de lumières n’y est allumée, les volets sont totalement fermés. Imagine que d’un coup, tu ouvres la porte qui se trouve entre les deux pièces, que s’y passera-t-il ? Est-ce que ce sera l’ombre qui pénétrera dans la pièce lumineuse ou est-ce la lumière qui rentrera dans la pièce sombre ? Concentres-toi sur la lumière au lieu de l’ombre.
Et peut-être aller plus loin et se dire que la lumière et l’ombre sont intrinsèquement liés et qu’il n’est pas possible de faire disparaître l’un sans faire disparaître l’autre. Vaincre l’ombre s’avère alors être tout aussi illusoire que de vaincre les moulins à vent.